
ici
elle danse
en montant les escaliers
de l'oreille interne
recueille
des fragments
pour se protéger
du feu [2]
le noir de ces lettres sur une page blanche
est autant une absence qu'une présence
ponctuée d'un
point final
une fenêtre qui donne sur une
autre [4]
exposer dans l'air
la distance maintenant invisible
me berce néanmoins
ici suspendu je m'efforce d'entendre
les fourmis qui marchent
les lignes qui s'éloignent [6]
Expérimenter le
« pur montage »
en temps
réel. Les angles remplacent les coupes.
Une assiette de soupe, des
courbes blanches,
des ombres droites. Une fillette dans un cercueil, du
non-blanc sur du blanc sur
du blanc. Une femme étendue
sur un divan,
courbe naturelle contre courbe artificielle.
Est-ce la même chose sans
personne qui
nous fixe en
retour ?
Peut-on voir ces différences sur son
propre visage ? [8]
que
peux-tu apprendre d'elle ?
son habileté à pivoter sur la douleur
pour la transformer en mouvement, vitesse, plaisir
si simple, si nous pouvons reproduire la même mélodie :
les ruines seront
les fondations
et le simple fait de marcher, la preuve médico-légale de l'existence [10]
arbre maternel
et eau paternelle
immaculés en moi
qui à mesure que j'avance
reçois les plus fortes
de tes pensées. [12]
Fondre le jour dans la nuit ou la nuit dans le jour
Fondre l'extérieur dans l'intérieur ou l'intérieur dans l'extérieur
Fondre le noir dans le blanc ou le blanc dans le noir
Fondre le son dans l'œil ou l'œil dans
le son
Fondre un cercle dans un cercle un cercle dans un cercle dans un
Le point de fusion : où [14]
Il était une fois un oiseau. Mon Dieu.
Clarice Lispector
Il était une fois un parti un nid un bruit. Mon Dieu.
Il était une voix une fois avec des ailes qui, mon adieu.
Il était une fois la voix d'un poisson, ténébreux.
Il n'était aucune fois aucun lieu, trois fois deux.
Il était une fois ou deux ou trois, adieu à mon Dieu.
Mon fois un il était oiseau, une Dieu.
Il était une fois un oiseau-Dieu, à moi.
Un oiseau est mon Dieu ? Les oiseaux peuvent-ils être des dieux ?
Les oiseaux sont-ils des dieux s'ils sont à moi ?
Creatrice Pliscol
CONFIGURATIONS
Si on les regarde attentivement, en laissant le regard aller de part et d'autre, en faisant abstraction de la façon dont on les regarde habituellement, on perçoit la présence de formes qui demandent à être examinées dans leurs détails, leurs traits, leur disposition ; dans leurs courtes lignes droites ou courbes, contenues, précises, laissant des espaces vides ou se refermant sur elles-mêmes. Elles s'organisent selon des agencements qui pourraient sembler hasardeux, à des distances régulières qui permettent de mieux les regarder, mais laissent aussi entre elles des espaces vacants, petits vides de sens par lesquels quelque autre signification circule de façon imprévisible. Certaines consistent en un unique trait, d'autres en nécessitent deux, aucune n'en requiert plus de trois. Ce sont les lettres de l'alphabet que je regarde, imprimées, disposées sur une page. Ensemble elles forment des mots, qui forment des phrases, qui forment un texte. De par mon travail, j'ai pris l'habitude de leur prêter attention, de les regarder de près, de les voir passer, intactes, d'une langue à l'autre. Je me plais toujours à les imaginer dans différentes configurations, à les déplacer, les inverser, les isoler de la page, les faire pivoter, en modifier l'échelle, les soumettre à la permutation et la combinatoire, les traiter comme les éléments d'un tout à reconstruire, comme si elles étaient la clé d'un problème inconnu. Il n'est pas difficile de remarquer qu'elles se prêtent à de multiples contemplations. Leurs deux dimensions visuelles s'étendent facilement à une forme de musicalité : chaque lettre est une instruction sonore, tout texte est une partition. On peut imaginer qu'elles gagnent en volume et se transforment en un abécédaire tridimensionnel, comme ces jouets en forme de lettres que saint Jérôme préconisait déjà, au IVème siècle, de construire afin d'instruire les enfants. Imaginer aussi qu'une fois qu'on les laisse grandir dans l'espace, elles créent à leur tour leurs propres dispositions spécifiques, telles des constellations sculpturales, des statues qui oublient et se détachent de ce qu'elles ont un jour représenté. Dessins, images, sons, volumes, qui ne sont plus texte sans jamais cesser d'être texte. Arrêtons-nous sur l'une d'elles. Ce pourrait être le C, le I ou le S, complètes dans leur concision, dans leur forme épurée, dans leur façon de différer des autres. Prenons le P : une ligne droite verticale et un demi-cercle en sa partie supérieure droite. Observons l'espace ouvert qu'il laisse autour de lui, et l'espace fermé qu'il crée à l'intérieur. Je pense aux mots qui contiennent la lettre P, aux mots et aux noms qui commencent par P. Maintenant imaginons-le détaché, préalable à toute appartenance, antérieur à son propre tracé, ouvert à toute sa potentialité : il peut s'agir du P d'un mot en français, ou d'un mot d'une autre langue, ou du mot d'une langue dont le système d'écriture l'en exclut. Ce peut être le P d'une non-langue, représentant quelque chose de purement visuel, ou quelque chose que nous ne pouvons pas imaginer, ou quelque chose qui est en perpétuel mouvement, qui dans le même temps signifie et ne signifie pas et s'épuise dans sa contemplation. Si nous devions imaginer une énigme dont la solution serait la lettre P, quelle énigme imaginerions-nous ?
FAITS INQUIÉTANTS
La première information concernant la disparition de Sara Litvín m'était parvenue de façon fortuite, tandis que je lisais un dictionnaire dans un café du centre. Je l'avais entendue de la bouche d'Arturo Guasch, qui l'annonçait, alarmé, à deux autres traductrices assises à la table d'à côté, au cours d'une pause lors du congrès latino-américain annuel. Il leur racontait ce qu'ensuite il répéterait tant de fois : qu'elle était allée travailler à la bibliothèque et qu'on ne l'avait plus revue ensuite. Nous avions passé toute la matinée à écouter des communications et j'étais fatigué, un peu endormi, mais ces mots entendus malgré moi m'avaient fait sursauter.
Il ne s'agissait pas de n'importe qui : Litvín était connue parmi nous. Elle figurait même parmi les inscrits au congrès et sa communication était annoncée pour le jour suivant. Nous la connaissions pour être une traductrice prolifique, et parce que, en plus de traduire plusieurs langues, elle analysait avec clairvoyance, dans ses écrits, le processus de traduction. Elle était également active au sein de l'association des traducteurs et avait été candidate sur l'une des listes de l'opposition, bien que les alliances qu'elle allait conclure aient été imprévisibles et que ses prises de position aient parfois été difficiles à anticiper. Elle avait quelques ennemis déclarés qu'elle avait fait se sentir trahis ou menacés, mais de façon globale elle était respectée et admirée de ses collègues. Je me souviens avoir lu plusieurs de ses articles et essais. L'un d'eux, une réflexion portant sur le concept d'original, s'achève sur une série de questions que j'ai l'habitude de citer en classe, exemplaires de par la précision de leur formulation :
Lorsque je lis en anglais un poème écrit, à l'origine, en anglais, suis-je –moi, hispanophone – en train de lire l'original ? Lorsque je lis un poème en espagnol écrit il y a cinq cents ans, suis-je – moi, qui vis aujourd'hui – en train de lire l'original ? Lorsque je lis le roman d'un auteur contemporain qui écrit en espagnol, suis-je – moi, qui ne suis pas cet auteur – en train de lire l'original ? Et lorsque je lis quelque chose que j'ai écrit moi-même ?
Sa disparition avait choqué. C'était une période au cours de laquelle les nouvelles préoccupantes voire carrément violentes ne manquaient pas. Une élue locale avait été abattue à bout portant par des inconnus tandis qu'elle circulait en ville au volant de sa voiture. Une adolescente avait été violée et son corps mis en pièces dans la banlieue sud. Un groupe de jeunes qui marchait dans la rue avait été violemment attaqué par un autre à coups de barres de fer, pour des raisons qui étaient demeurées inconnues. Il n'avait pas fallu longtemps pour que la disparition d'une traductrice soulève toutes sortes d'hypothèses et de craintes.
La disparition avait eu lieu à la Fondation des Roses, en plein centre ville, où Litvín se rendait presque tous les jours depuis un peu plus d'un mois grâce à une bourse obtenue pour travailler à l'une de ses traductions. Son lieu de travail était une salle du premier étage qu'on appelle « bibliothèque », dans laquelle se trouvent des étagères de livres qui recouvrent les murs, un grand bureau en bois et quelques vitrines où sont exposés des exemplaires de la collection de la Fondation. Les fenêtres de la salle donnent sur un parc : le vert des arbres, le petit lac, les oiseaux qui passent. C'est un lieu idéal pour travailler. Le témoin direct de la disparition, pour peu qu'il puisse y avoir un témoin direct de quelque chose qui se produit par soustraction, avait été Guasch lui-même. La salle du premier étage est le lieu de travail habituel octroyé par roulement aux chercheurs et aux boursiers qui en font la demande, et son tour arrivait aussitôt après celui de Litvín. Au vu du passif de confrontations qui existait entre eux – duquel nous étions tous au courant –, cette coïncidence n'était pas passée inaperçue.
Je ne connaissais pas bien Guasch, mais je savais qu'il avait un certain penchant pour le conflit, et qu'il aimait provoquer. Je l'avais un jour entendu dire : « Je traduis toutes sortes de textes, exceptés les textes littéraires. Les auteurs attachent de l'importance aux mots, et on peut traduire n'importe quoi, sauf les mots. » Évidemment, c'était un excellent traducteur littéraire, aussi bien de fiction que de poésie, en plus d'être un spécialiste reconnu en théorie de la traduction. Mais il n'était pas sans susciter la polémique : on l'avait accusé une fois d'avoir altéré des textes qu'il avait traduits, d'avoir réduit des paragraphes entiers à une courte phrase, voire de les avoir tout bonnement éliminés. Le fait était que Litvín était entrée dans la salle d'études et n'en était pas sortie, ou que personne ne l'en avait vue sortir. Elle n'était pas rentrée chez elle et aucun de ses proches n'avait eu de nouvelles d'elle. Les jours avaient passé sans rien de nouveau. Elle s'était, comme qui dirait, évaporée.
Comme nombre de mes collègues, je donne des cours en plus de traduire. J'ai également une activité journalistique quand les commandes de traductions n'abondent pas, c'est-à-dire souvent. Le cas avait eu des répercussions immédiates et je m'étais mis à écrire un article pour un quotidien. La nouvelle était préoccupante, mais j'avais ri à mesure que j'en apprenais les détails. Je m'étais soudain imaginé écrivant une énigme de chambre close, une de ces intrigues policières dans lesquelles quelqu'un est assassiné dans une pièce hermétiquement fermée et où l'assassinat paraît avoir été impossible, un sous-genre du roman policier dont en tant que lecteur, à une époque, je me nourrissais consciencieusement. J'avais pensé à tout ce que j'avais lu, et en premier lieu les fondamentaux, à savoir le gorille parisien de Poe. Les textes de Zangwill, Leroux, Dickson Carr, ceux des auteurs doubles Ellery Queen et Boileau-Narcejac. J'avais surtout pensé aux exemples parallèles, écrits par des auteurs qui ne se consacraient qu'occasionnellement au genre policier mais chez lesquels on sentait qu'il occupait un cœur secret de leurs préoccupations. Par exemple, le crime presque parfait de Roberto Arlt : l'assassinat d'une femme âgée se trouvant seule dans un appartement fermé, expliqué par un glaçon ; ou la nouvelle « L'affaire de la chambre fermée » de Fernando Pessoa, qui, parmi tant d'autres hétéronymes, avait imaginé le détective et raisonneur infaillible Quaresma et laissé derrière lui des centaines de pages de brouillons d'énigmes policières. Quelle image curieuse que ces deux écrivains si extraordinaires et si différents – le grand romancier du conflit social et le grand poète de l'identité fragmentée s'attelant presque en même temps à l'invention de ces énigmes hermétiques à la formule préétablie, faites de serrures, fenêtres scellées et cadavres ! J'avais pensé aussi à un texte qui n'avait même pas été écrit par un écrivain mais un musicien : le nord-Américain George Antheil, compositeur de l'explosif Ballet mécanique[*] admiré des dadaïstes, qui avait écrit sous le pseudonyme de Stacey Bishop un roman policier dans lequel survenaient non pas un mais trois assassinats impossibles, et où le personnage du détective était expert en musique dodécaphonique et art d'avant-garde. Je me voyais désormais en position de rédiger une chronique policière au sujet de l'incroyable disparition d'une personne qui se trouvait dans une pièce parfaitement close. Avec en outre, presque comme s'il s'agissait d'une plaisanterie, des traducteurs comme protagonistes.
Machines à lire
Ces dispositifs, construits à des fins spécifiques grâce aux avancées technologiques de dernière génération, combinent tous leurs composants de façon à constituer une machine complexe mais autonome et accessible. Une des machines les plus simples que l'on trouve sur le marché est la dénommée Hyper-Oculus. Elle est construite sur une solide base métallique sur laquelle est suspendu un dispositif similaire à celui des appareils photographiques à miroir rétractable. Pour lire un texte, il suffit de le disposer sous la caméra ; la machine active automatiquement sa rétine synthétique. Les modèles de cette série se basent sur les prototypes de Bob Carlton Brown, qui avait prédit en 1930 que le livre imprimé était voué à l'obsolescence et avait dessiné une machine qui, grâce à la compression de textes qui seraient transmis par des réseaux sans fil, permettrait une lecture à haute vitesse. Ses croquis se basaient, à leur tour, sur les développements de l'Amiral Bradley Fiske, qui avait inventé en 1926 une machine qu'il fallait approcher de l'œil afin de lire au travers d'un complexe système de loupes, et dans laquelle le matériel de lecture dactylographié était traité de façon photographique, ce dans un format si microscopique qu'il était indéchiffrable à l'œil nu. (Brown avait finalement rejeté cette machine, considérant que, en dernière instance, elle n'était rien d'autre que « le livre de toujours dissimulé derrière une loupe ». ) Les modèles basés sur le prototype de Juan Esteban Fassio étaient très différents ; nous les examinerons plus avant.
DÉBAT ET RIVALITÉ ENTRE LITVÍN Y GUASCH
— Fragment d'une communication de Sara Litvín :
« C'est que les traducteurs ne travaillent pas avec des langues, mais avec des textes. Le traducteur ne pense pas à partir d'une langue pour arriver à une autre mais pense à partir d'un texte pour arriver à un autre. Un traducteur intervient dans une langue, décide d'innover au sein du lexique ou de la syntaxe de la langue, seulement en fonction du texte avec lequel il travaille et du texte auquel il souhaite arriver, ou qu'il pressent. Tout travail avec la langue est subordonné au travail avec les textes. L'objectif idéal, ou absolu, du traducteur, si nous voulons l'imaginer, n'est pas une langue particulière ni générale, quelle que soit sa nature, mais un texte, ou, pour ainsi dire, un texte de textes, LE texte des textes, toujours inaccessible, toujours fuyant. Telle a été l'erreur de certains théoriciens mystico-idéalistes : croire que le traducteur est une sorte d'idolâtre de la langue, quand sa seule divinité sont les textes. Personne ne traduit, disons, Baudelaire ou Flaubert par amour du français, mais par attirance pour les textes de ces auteurs en particulier. Que le texte initial soit en une langue et le résultat dans une autre est une condition, voire une nécessité de l'exercice, mais ne l'est que de façon secondaire. Il est temps que nous ayons une compréhension matérialiste de la traduction. Ma critique de ce que l'on pourrait appeler l'idéalisme théorique de la traduction est équivalente à celle que Marx a faite de Hegel. »
— Fragment d'un exposé d'Arturo Guasch :
« La force de cette idée réside, non pas dans le fait d'envisager le traducteur comme un héros épique chargé de sauver le monde au travers du langage, mais dans la capacité du traducteur à se dissoudre et disparaître dans le langage, ne faisant qu'un avec lui dans un désir de totalité. Non seulement le traducteur n'a-t-il pas pour objectif la matérialité des textes, ni même celle d'un texte qu'il puisse rêver absolu ou idéal, mais au contraire le traducteur doit s'imaginer lui-même, pour ainsi dire, comme un être en évolution dont l'état final est une langue, ou plus concrètement son identification et son assimilation complètes à cette langue, qui d'ailleurs n'est pas une langue concrète, ni présente ni passée, ni vivante ni morte, mais une langue qui œuvre perpétuellement à son accomplissement le plus entier. Le traducteur ne se limite pas à prendre des décisions en matière de syntaxe ou de vocabulaire afin de produire les textes qu'il produit, mais intervient de façon directe dans la transformation permanente du langage. Le traducteur, ou l'idéal auquel aspire le traducteur, est un ange aux ailes étendues et aux yeux tournés vers les origines lointaines du langage, qui voit les innombrables transformations de toutes les langues au fil des millénaires, les ruines syntaxiques et grammaticales qui s'accumulent comme des fragments épars déchiquetés et qu'il veut amoureusement recomposer, qui est poussé en avant par le vent de la Pure Langue qui emplit ses ailes et le pousse irrémédiablement vers le futur, un futur dans lequel il disparaîtra et ne sera rien et dans lequel tout sera fait de parole absolue et de ciel. »
— Donnée :
Dans un concours à la présidence de la chaire d'Histoire et de Théorie de la Traduction, Litvín et Guasch furent les deux finalistes et ce fut elle qui, après un long et conflictuel processus de contestations, de dénonciations croisées et une impitoyable confrontation, obtint le poste.
TÉMOIGNAGE D'ARTURO GUASCH
Je suis arrivé à la Fondation quelques minutes avant mon tour. J'ai attendu un moment. Quand j'ai vu que la salle ne se libérait pas, j'ai frappé à la porte. Personne n'a répondu. On entendait comme des bruits de pas – même s'ils venaient peut-être de l'extérieur –. J'ai essayé d'ouvrir mais c'était fermé à clé. Du moment où je suis arrivé jusqu'à celui où j'ai frappé à la porte je n'ai vu personne entrer ni sortir. J'ai été voir la secrétaire de la réception, au rez-de-chaussée. Elle m'a dit que dans la salle se trouvait la traductrice qui avait la plage horaire précédente, et qu'elle lui avait elle-même remis la clé quelques heures plus tôt. Qu'elle ne l'avait pas vue sortir et n'avait pas récupéré la clé, qu'elle devait donc être toujours là. Elle a vérifié sur le planning des réservations et m'a confirmé que c'était le créneau d'une autre traductrice, Sara Litvín. J'ai été surpris d'entendre son nom, puisque je la connais depuis plusieurs années. La secrétaire a ouvert la porte avec une autre clé. La salle était vide, les fenêtres fermées et verrouillées de l'intérieur, tout était parfaitement en ordre.
DIALOGUE DE TRADUCTEURS
— Tu as vu ce qu'il est arrivé à Litvín ?
— Tout le monde parlait de ça au congrès.
— C'était comment, le congrès ?
— Comme tous les autres. Quelques communications intéressantes, d'autres insignifiantes.
— J'espère que ce n'est rien.
— Je suis habitué.
— Je veux dire, pour Litvín.
— J'écris un papier sur son cas.
— Je suis impressionnée qu'elle ait disparu pendant qu'elle traduisait. On dirait une métaphore de la profession.
NOUVELLES AU SUJET DE LA TRADUCTRICE RECHERCHÉE
L'attention s'était initialement concentrée sur les ennemis politiques de Litvín, étant donné que rien dans ses relations privées ne présentait de niveau de conflit significatif. Mais ça n'avait en aucun cas dépassé le stade d'interrogatoires plus ou moins longs, puisqu'il n'existait pas la moindre preuve incriminant quiconque. Les fragments d'exposés, tirés du livre des actes d'un congrès académique, avaient été publiés par un journal à scandale, ainsi que l'histoire détaillée de l'affrontement avec Guasch, afin d'alimenter des hypothèses scabreuses. Un journaliste imaginatif – ou habile – avait repris littéralement le contenu de l'exposé de Guasch et émis l'hypothèse selon laquelle Litvín s'était dématérialisée, conséquence et aboutissement de son travail de traductrice, et (ajoutait le journaliste avec une ironie douteuse) confirmation involontaire de la théorie de son rival. Le bruit avait commencé à courir selon lequel, dans le milieu de la traduction, on croyait qu'il existait une langue qui était l'état supérieur du monde, à laquelle les traducteurs pouvaient accéder avant les autres. S'y étaient rapidement ajoutées des spéculations, y compris théologiques, et quand avait commencé à se répandre la rumeur, à caractère fantastique, que la traductrice n'avait en réalité pas disparu mais que son corps était devenu pur esprit parce qu'elle avait atteint l'absolu de la langue de Dieu, l'épisode était devenu un passage obligé des bulletins d'informations et un sujet de débat animé sur les réseaux sociaux. D'un coup, la traduction avait accédé au statut de sujet de conversation dans les bars et les cafés et presque personne ne se privait de spéculer sur la nature du langage et ses possibilités.
Il en était ainsi, moins de deux semaines après sa disparition, quand avait commencé à circuler un message porteur de potentielles pistes. Dans ce message, pris au sérieux par les enquêteurs en raison de la précision des détails qu'il contenait au sujet de Litvín, était expliquée la marche à suivre pour la trouver. Le problème était que ces supposées instructions, qui clôturaient le message, faisaient partie de quelques paragraphes écrits dans une langue incompréhensible, et avec des lettres qui semblaient issues d'un alphabet distordu ou nouveau.
Rencontre de la mort et de la raison
La mortalité a toujours été l'expérience-limite par excellence. Pas seulement en tant que limite de la vie et de ce que l'on connaît, mais surtout en tant que limite ou contour de notre capacité à trouver ou attribuer du sens. La mort est l'évènement véritable contre lequel la raison s'écrase depuis toujours. Nous nous proposons de procéder dans cet essai, avec pour axe central le concept paradoxal d' agonie syllogistique (qui sera développé plus avant), à une étude comparative de quelques réactions de la philosophie face à la mort, en nous concentrant sur deux figures centrales plus ou moins contemporaines l'une de l'autre, appartenant à des cultures éloignées : le Grec Sophocle et le Chinois Tchouang-tseu. Cela nous permettra de nous pencher sur deux des systèmes philosophiques les plus importants de l'Antiquité : le platonisme et le taoïsme. Nous commencerons en relevant qu'aucun de ces deux penseurs n'écrivait et que ce que nous savons d'eux nous est parvenu grâce à ce qu'en ont écrit leurs disciples. Autrement dit, nous commencerons en relevant que leurs mots ont été, depuis le début, les mots d'un mort.
L'INTRIGUE SE COMPLIQUE
La Fondation des Roses avait procédé à une enquête interne au cours de laquelle on avait découvert que dans l'une des vitrines de la salle manquait un des manuscrits exposés, qui avait été remplacé par une copie de piètre qualité. Il s'agissait d'une œuvre inédite d'un poète visuel reconnu, déjà mort, un carnet couvert à chaque page de figures, de dessins et de schémas dépourvus de mots, et dont le sens et les critères d'organisation générale, s'il y en avait, demeuraient impénétrables aux spécialistes. La vitrine était parfaitement fermée et intacte, elle ne paraissait pas avoir été forcée : il n'y avait, de fait, aucun signe laissant à penser que quelqu'un avait essayé de l'ouvrir. Sara Litvín avait-elle volé le manuscrit ? Et dans ce cas, comment ? S'était-elle simplement dématérialisée ? Ou fallait-il imaginer quelqu'un qui avait enlevé Litvín et également volé le manuscrit ? Ou n'y avait-il aucune relation entre les deux faits ? Une nouvelle absence énigmatique s'ajoutait à la première. C'était désormais un mystère de chambre close qui renfermait un mystère de chambre close. Et je ne pouvais m'empêcher de penser que le manuscrit au contenu inaccessible demeurait une troisième chambre close au sein de ce triple réseau concentrique de perplexité.
QUESTIONS EXÉGÉTIQUES
À un moment quelque chose s'était passé, un malentendu s'était produit, car ce qui était d'abord des tentatives plus ou moins sérieuses de déchiffrer ces paragraphes incompréhensibles afin d'élucider un possible assassinat, avait soudain commencé à se changer en envois qui semblaient destinés à une sorte de concours créatif aux règles changeantes ou contradictoires. Les propositions les plus inattendues s'étaient mises à affluer de différentes régions du monde. L'Association Voynich offrait son aide, forte de cinq siècles d'expérience (ratée) ; un groupe de traduction expérimentale proposait de faire une ultra-proto-néo-multi-traduction du texte ; des disciples de Charles Bernstein envoyaient cent résultats différents de traductions possibles en anglais ; de Montevideo arrivait l'hypothèse selon laquelle il s'agissait d'un dérivé de l'écriture codée de Felisberto Hernández ; un traducteur d'Arménie envoyait une traduction en une langue totalement incompréhensible, affirmant que les deux impénétrabilités s'annuleraient mutuellement et que l'équilibre sémantique universel ainsi restauré révélerait les significations des deux textes. Le chaos semblait s'être emparé des nouvelles et des évènements.
La première moitié de la solution était provenue de Campinas, Brésil. Une professeure d'université, spécialiste en histoire de l'Antiquité du Moyen-Orient, disait avoir reconnu des mots et des fragments de phrases en araméen ou en quelque chose de très proche de l'araméen, à condition d'admettre une transcription en alphabet latin par simple « assimilation mimético-analogique » (c'est-à-dire que si une lettre ressemblait à un A, on la transcrivait comme étant un A). Les traductions qu'elle proposait avaient été validées dans presque tous les cas par les spécialistes en araméen consultés. La seule mention de cette langue avait déclenché une infinité d'hypothèses plus ou moins bibliques qui allaient des manuscrits de la mer Morte aux textes gnostiques de Nag Hammadi. Quelqu'un devrait publier un ouvrage dédié aux traductions alternatives qui ont été proposées, d'une richesse et d'une variété de résultats remarquables.
La seconde moitié de la solution était parvenue de Toronto, Canada. Un spécialiste des textes bouddhistes était certain qu'une part du manuscrit (qui coïncidait avec la partie qui n'était pas en araméen) correspondait de façon assez approximative à des mots et des phrases en pali, la langue ancienne des premiers sutras. La combinaison des traduction approximatives de l'araméen et du pali avait eu pour résultat un texte relativement cohérent qui semblait être la description d'un lieu, bien qu'impossible à identifier avec précision. Immédiatement avaient commencé à proliférer les interprétations, moins des caractéristiques et de la localisation de l'endroit décrit, que de sa possible signification. De façon prévisible, on s'était mis d'accord pour dire qu'il pouvait s'agir du lieu où se trouvait la traductrice séquestrée. Ou son cadavre.
DIALOGUE DE TRADUCTEURS II
— D'abord un article sur les machines à lire, maintenant un sur la relation entre la mort et la raison. Il ne manquerait plus qu'on me demande de traduire un texte sur le thème du double et je tiens là une étude sur le genre policier. J'ai parfois la sensation que les textes aléatoires que je traduis ne sont pas aléatoires dans l'absolu mais qu'ils sont choisis par quelqu'un afin de former un tout cohérent, un genre de roman dicté par les fantômes de la tour de Babel, qui ressemblerait aussi à un commentaire ironique de ce qu'il se passe dans ma vie. En parlant de romans, j'ai réfléchi à l'affaire de notre traductrice. Il me paraît évident que tout est truqué. L'histoire de sa dissolution dans la langue absolue, sa supposée dématérialisation en une union mystique avec la grammaire de Dieu : cette hypothèse farfelue basée sur les théories ésotériques de Guasch a été lancée pour attirer l'attention, et non pour être crue. C'est une histoire inventée pour en dissimuler une autre. Ce que je crois, c'est que c'est le même Guasch qui l'a fabriquée et l'a fait circuler, se servant de ses théories ésotériques afin d'occulter les véritables faits – sans doute atroces – : qu'il l'a tuée, l'a dépecée et l'a enterrée quelque part. Sans doute ne voulait-il que lui faire passer un sale quart d'heure, mais il a perdu le contrôle des évènements et a dû la tuer. Parce qu'il ne pouvait pas tolérer sa supériorité, à cause de la rancœur des conflits passés, pour avoir perdu le concours pour la chaire, ou à cause de l'accumulation de tout ça au fil des ans, qui sait. Il a toujours été un peu agressif, avec un ego sensible.
— …
— Dis-moi ce que tu en penses. Tu te tais depuis un moment.
— Je suis d'accord pour dire que tout est truqué, mais il y a quelque chose qui ne va pas dans cette explication. Ça semble trop évident pour un homme comme Guasch ; et bien qu'il soit excentrique ou provocant, il est sans aucun doute intelligent. Je crois au contraire que c'est Litvín qui a tout manigancé. Elle a vu sur le planning des réservations que c'était à lui qu'on avait attribué la salle juste après elle et a décidé de lui tendre un piège. Elle savait qu'il serait le principal suspect, que leur passif de conflits resurgirait bien vite, et, tout simplement par rancœur ou pour réaffirmer l'ascendant qu'elle a sur lui, ou bien pour quelque chose qu'il s'est passé entre eux et que nous ignorons, elle a décidé de mettre en scène sa propre disparition afin qu'on l'accuse, lui.
— Ce n'est pas une mauvaise explication, quoiqu'il reste le problème de ce qu'elle pense faire de sa vie dorénavant. Et j'ajouterais que c'est quand même drôle de voir deux traducteurs jouant aux détectives. Nous devrions avoir tous deux raison.
— C'est peut-être drôle, mais ce n'est pas si surprenant. Vois-le comme ça : tout traducteur, lorsqu'il travaille, est un « raisonneur » qui cherche la solution d'un problème, comme un mathématicien. Et il avance vers cette solution avec l'intuition des mots, comme un poète. Tu te souviens du détective idéal de Poe, qui devait réunir les vertus de la mathématique et de la poésie ? Cet idéal n'est mieux incarné par aucun métier que celui de traducteur.
Ra felma tameca
Un oiseau noir fait irruption à l'intérieur d'une bibliothèque pour répéter à l'amant endeuillé et plongé dans sa lecture la réalité de ce qu'il ne veut pas affronter, scène dans laquelle paraît être atteint l'objectif énoncé par Michelet dans un célèbre essai : « Révéler l'oiseau comme âme, montrer qu'il est une personne ». Mais qu'est-ce que révéler une âme, sinon mettre en évidence un langage ? C'est-à-dire, montrer ce qu'il y a d'étranger dans tout ce qui prétend se présenter comme essence, rendre évidente la qualité fragmentaire de quiconque pourrait se prendre pour un tout homogène, ne serait-ce que grammaticalement parlant, et qui en réalité ne ferait rien de plus que tourner autour de son propre vide, son point aveugle, son origine perdue ou oubliée. Et surtout montrer, presque comme si elle était exhibée, la puissance significative de l'absence, la capacité à produire du sens chargé d'une matérialité qui crée, en même temps que son être tangible, son propre double intangible, son négatif, son espace obscur comme une répétition inverse et complémentaire de lui-même. Comme cette vision qu'a eue un saint pénitent dans le désert, qui consistait en une créature que rien, pas même le souvenir, n'était capable d'altérer, de nature à la fois monstrueuse et divine, et qu'il réussit seulement à décrire comme étant un être mi-oiseau, mi-oiseau. Il existe une chanson dont les paroles seraient la mathématique et dont la mélodie serait sans queue ni tête. Ra felma tameca zabial mi, deno i gandres. Une phrase à la syntaxe transparente et qui serait malgré tout composée de parties incompatibles, qui obligerait un éventuel exégète à se questionner, moins au sujet de sa provenance et de son origine qu'au sujet de son futur, de son destin, comme s'il s'agissait d'une phrase qui ne serait pas le résultat de transformations linguistiques passées mais qui signalerait le devenir d'une langue qui, dans sa perpétuelle mutation, ne serait rien de plus qu'une constante traduction, une sémantique faite de pures promesses et de sens à venir, une langue dont la forme future serait, pour ainsi dire, celle d'un oiseau infini, de sorte que l'immensité de l'espace dans lequel il volerait, même si ce dernier était en perpétuelle expansion, serait toujours contenue en lui.
DIALOGUE DE TRADUCTEURS III
— Et ? Tu as reçu le texte à traduire sur les doubles ?
— Non, mais j'ai reçu une espèce de traité ou d'anthologie de textes chamaniques et poétiques. Je ne sais pas quel lien ça peut bien avoir avec le genre policier mais je vais sans doute le découvrir. J'ai commencé à les traduire et depuis le début, j'ai l'impression qu'ils parlent d'autre chose que je n'arrive pas à déchiffrer, comme si, dans le même temps, ils demandaient et résistaient à être traduits. Nous devrions les traduire ensemble.
RECONSTITUTION PARTIELLE
Ce qui suit consiste en une transcription de faits à la vraisemblance incongrue, de hasards et de maladresses narratives qui ont pour circonstance atténuante que c'est ainsi que les choses se sont déroulées. Litvín et Guasch, qui se connaissaient depuis l'époque de leurs études et étaient ennemis depuis des années, s'étaient rencontrés quelques mois plus tôt dans le musée des Beaux-Arts du petit village de Vic-sur-Seille, en France. Les deux, sans savoir que l'autre y serait, avaient été invités au congrès de l'Association européenne des traducteurs et, bien qu'ils auraient préféré l'éviter, une fois qu'ils avaient été face à face, sans doute parce que le caractère insolite de la situation rendait la confrontation ridicule, ils s'étaient surpris eux-mêmes à entamer une conversation. À cette conversation avait succédé une longue nuit et à cette nuit, quelques jours de promenade dans le sud de la France. Les années de discorde avaient produit deux avatars d'eux-mêmes qu'ils venaient de déclarer caducs et dont ils ne voulaient plus entendre parler. Parmi les nombreuses histoires qu'ils avaient échangées, il en avait raconté une au sujet d'un manuscrit incompréhensible rédigé par son grand-père paternel, León Dordin, descendant de Juifs séfarades qui s'étaient établis en Andorre (le nom de famille d'origine était D'Ordino) avant d'en être expulsés. Ce grand-père de Guasch avait vécu de ses activités de commerçant occasionnel, mais il était également un grand lecteur et avait consacré des années à l'étude des langues sacrées de l'antiquité, qu'il était parvenu à connaître – quoique imparfaitement. Le manuscrit était en réalité une courte note, écrite sur un papier non-ligné jaunâtre, et qui contenait, selon la légende familiale, les instructions pour trouver un tableau de valeur que, par ressentiment envers la famille, par rancœur, ou pour on ne savait quelle obscure raison, l'aïeul avait décidé de cacher. Si Guasch avait trouvé cette note, c'était seulement parce que, quelques jours avant sa mort, sa grand-mère avait insisté pour qu'il interroge son grand-père au sujet du tableau. « Il faut qu'il te le dise avant de mourir ». En réalité, le grand-père était déjà mort, mais l'insistance du délire de la grand-mère agonisante avait conduit Guasch à fouiller dans de vieux papiers. La note avait pour en-tête une phrase parfaitement claire : « Ici se trouve Jérôme ». La suite était totalement incompréhensible, écrite soigneusement, à la main, dans une langue indéterminée et avec des lettres qui ne rappelaient que vaguement celles de l'alphabet latin.
Peu après que Guasch avait raconté cette histoire, l'appât du gain – puisqu'existait la possibilité, bien que lointaine, de s'enrichir grâce à ce trésor improbable –, ou bien une disposition renouvelée pour l'aventure, ou les deux à la fois, les avaient fait manigancer le plan. Ils s'étaient mis d'accord pour simuler la disparition de Litvín juste avant le congrès et ainsi générer le plus grand émoi possible parmi les traducteurs, de façon à ce que nombre d'entre eux s'intéressent à l'affaire et afin de multiplier les possibilités que quelqu'un déchiffre le manuscrit, pour peu que celui-ci soit écrit dans quelque chose que l'on puisse déchiffrer. Ils avaient profité de l'absence de service de sécurité à la Fondation des Roses, et elle avait simplement attendu derrière une porte qu'il lui fasse signe quand la secrétaire de la réception s'absenterait de son poste. Elle était sortie, en marchant, par la porte principale, sans même être entrée dans la salle dont elle avait supposément disparu. Le manuscrit incompréhensible du grand-père était bien sûr le texte contenu dans le message qui avait suivi sa disparition. Ensuite, il n'y avait plus eu qu'à suggérer que ces notes incompréhensibles pouvaient révéler la localisation de la disparue et attendre des résultats, tandis qu'elle séjournait sous un autre nom à l'hôtel d'une station balnéaire, en hiver. Au passage, ils avaient découvert qu'ils pouvaient s'amuser en lançant ou suggérant des hypothèses farfelues. Bien sûr, c'étaient eux-mêmes qui avaient fait parvenir aux journalistes ces paragraphes isolés, dûment retouchés, et qui s'étaient assurés qu'ils circulent. Quoiqu'il en soit, les meilleures hypothèses proposées n'avaient rien à voir avec eux, mais avec les autres traducteurs, qui travaillaient avec le peu de fragments de réalité que Litvín et Guasch avaient partiellement modelés. Le plan fonctionna si bien que suivant les vagues instructions approximativement traduites, presque balbutiantes, et après quelques essais infructueux, ils avaient trouvé le tableau. Il était enterré, soigneusement enveloppé et protégé, au fond du modeste champ familial, là où Arturo avait passé quelques étés lorsqu'il était enfant. Il s'agissait de l'un des célèbres portraits de Saint Jérôme réalisés par le peintre français Georges de La Tour au XVIIe siècle. Ils l'avaient vendu une petite fortune, et avaient disparu.
NOTES DANS UN CAHIER DE BROUILLON
Voilà un bon matériel pour écrire, un jour, mon propre mystère de chambre close. J'aime la symétrie qui consiste à générer une disparition (celle de la traductrice) afin d'en résoudre une autre (celle du tableau). Et générer un mystère (celui de la chambre close) pour en résoudre un autre (celui du manuscrit).
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Il faudrait cependant en éliminer les maladresses, ou les mettre à profit. Comme le manuscrit volé de la Fondation, qui n'a pas de fonction concrète et se fond dans l'autre, comme s'il n'était rien qu'une duplication arbitraire. L'éliminer ? Ou bien lui imaginer une histoire propre de façon à ce que la nouvelle soit un double mystère, avec des énigmes parfois convergentes et parfois divergentes. Qui l'a emmené ? La meilleure option serait de suggérer (sans le confirmer) qu'il s'agirait toujours de Litvín. Qu'une fois instillé en elle le désir de posséder un original de valeur, elle ait eu le désir d'en posséder un autre, en l'occurrence un qui était à portée de main. Elle aurait simplement essayé d'ouvrir la vitrine et y serait parvenue assez facilement. Aurait examiné le manuscrit avec attention, fait une copie approximative de quelques pages et un jour l'aurait remplacé. La contradiction entre le désir de posséder des originaux et la pratique systématique de la traduction est particulièrement élégante (rappeler le traducteur qui disait qu'il cherchait à produire des traductions qui accompliraient quelque chose que, par définition, une traduction ne peut accomplir : rayonner de la puissance de l'unique ; chercher la citation).
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Considérer le nom de Georges de la Tour comme un possible pseudonyme : il combine le prénom de Perec et un nom de famille purement babélique.
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Le genre policier et la traduction : le lien existe dans l'origine même du genre. Se souvenir que le premier détective résout le premier mystère, celui des assassinats de la rue Morgue, grâce à ses qualités de traducteur : il y a un message cacophonique dans une langue indéfinissable, qui semble à la fois être toutes les langues, et aucune ; auquel il faut trouver un sens.
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Insérer des réflexions ou des citations sur la traduction. Inclure des textes traduits. La traduction comme acte violent : « Toute traduction violente la langue dans laquelle elle pénètre. Quelque chose d'extérieur envahit l'intérieur d'un espace autre. Comme si tout à coup quelqu'un traînait un arbre tombé au beau milieu de ton salon ». Don Mee Choi : « Translate me and I'll kill you ». Marpa Lotsawa : « Je tâche de traduire dans une langue qui semblerait non pas venue du chant mais de la fureur des oiseaux ».
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Faire un aparté (ou un chapitre) qui examine deux sortes de détectives et l'efficacité de leurs méthodes distinctes : le détective socratique, qui procéderait méthodiquement via l'interrogation maïeutique, et le détective taoïste, qui procéderait paradoxalement, via l'action passive, l'action non-délibérée de l'acte intuitif et spontané.
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Michelet : « Ces deux choses, l'une difficile, l'autre qui semble impossible, l'oiseau les a réalisées. »
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Se focaliser sur León Dordino, philologue féru de sacré et cryptographe occasionnel. Pourquoi Dordino, qui n'était pas riche, ne vendit-il pas lui-même le tableau ? Peut-être ne le put-il pas, quelle qu'en fût la raison, mais pensait le faire plus tard. Dans ce cas, Dordino avait écrit ces notes pour lui-même et non à l'intention d'autrui. Faire de tout ceci un roman ? Le premier chapitre pourrait être l'histoire de Dordino, qui inclurait le récit de comment il avait eu ce tableau ou comment il lui était parvenu, ainsi que le récit de comment, à partir de son intérêt pour la Torah, il avait fini par vouloir apprendre les langues mortes dans lesquelles ont été écrits les textes sacrés des grandes religions. Dordino s'était intéressé à un problème de traduction spécifique : les hapax legomena.
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Titres possibles : « Le mystère des Roses » ; « Les traducteurs imparfaits » ;
« La culpabilité des innocents » ; « Vers l'oiseau » ; « Traductions barbares » ;
« Criminels involontaires » ; « Les détectives de Babel ».
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Reprendre la réflexion partant des lettres de l'alphabet, et la réécrire. L'utiliser peut-être comme début. Changer l'axe de l'énigme, qui ne serait pas nécessairement une lettre. Ou bien faire en sorte que l'énigme concerne la lettre P mais que la solution se révèle être la B, dont le P est une version incomplète. Ou mieux encore : faire en sorte que l'énigme concerne la lettre B mais que la solution se révèle être la P, puisque les meilleures solutions sont celles qui laissent un espace vacant.
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Réfléchir à la fin. Quelques alternatives seraient : le tableau est authentique et cher, ils le vendent et gardent l'argent ; le tableau est authentique et cher, mais il leur plaît tant qu'ils le gardent afin de pouvoir l'admirer ; le tableau est authentique et cher, mais lorsqu'ils essaient de le vendre, ils se rendent compte qu'il a été volé et doivent le rendre ; le tableau est un faux, ils sont arrêtés pour avoir essayé de le vendre ; le tableau est un faux, León Dordino l'ignorait ; le tableau est un faux, León Dordino le savait. Ou peut-être conserver toutes ces fins et faire qu'elles adviennent toutes. Ce ne serait pas un texte avec une fin ouverte mais une fin à ramifications, arborescente.
DIALOGUE DE TRADUCTEURS IV
— Il paraît que ses frères et sœurs s'en sont rendu compte et qu'ils le cherchent.
— Qu'ils le cherchent dans le ciel des traducteurs.
— Cette affaire est presque grotesque de littéralité, mais elle ne manque pas de rappeler qu'il n'est pas de meilleure source d'énigmes que la famille.
— Il n'y a pas de famille qui ne soit pas une chambre close pleine de gens, dans laquelle se passent des choses inexplicables, dit-elle en souriant.
— Il semblerait aussi qu'il n'y ait pas de traduction innocente.
— Comme l'a dit quelqu'un, on ne sait pas à qui profite la traduction.
[*] En français dans le texte [n.d.t].
TRANSCRÉATIONS
Le mystère de chambre close est une commande faite à Pablo M. Ruiz par Claudia Fontes à l'occasion de l'exposition El pájaro lento [L'oiseau lent, n.d.t], dont elle était la curatrice, lors de la 33e Biennale de São Paulo (2018). Cette commande consistait en la création d'une nouvelle policière dont la trame entretiendrait une relation transversale avec les œuvres d'art alors exposées. Ces œuvres répondaient de diverses manières à la possibilité que deux modes de compréhension apparemment incompatibles, comme l'analyse et la poésie, co-existent et se renforcent mutuellement.
Le genre policier, inventé par Edgar Allan Poe en 1841, cherchait à réunir ces deux modes de compréhension, conçus comme séparés depuis l'émergence du rationalisme, au XVIIIe siècle. Dès lors, cette commande d'un texte policier qui aborderait les notions-clés de la stratégie curatoriale tout en dialoguant avec les « transcréations », des textes ludiques et poétiques inspirés par les œuvres exposées au sein de El pájaro lento, n'en paraissait que plus intéressante.
Le concept de « transcréation » a été forgé par le poète concrétiste brésilien Haroldo de Campos pour référer à sa conception de la traduction littéraire. C'est un concept qui cherche à mettre en évidence la composante créative et intellectuelle de l'activité de traducteur, dans laquelle la production finale n'est pas secondaire par rapport à l'original, mais occupe un niveau hiérarchique équivalent en tant que nouvel objet de création.
Nous souhaitions rendre hommage à Haroldo de Campos en adaptant librement son concept de transcréation pour l'appliquer à une relation possible entre œuvre d'art et langage, entre image et mot. Il ne s'agit nullement de textes explicatifs, mais de textes qui établissent un dialogue avec l'œuvre, élargissant le potentiel de sa signification. Ils n'ont pas de format prédéfini et peuvent être le résultat de dispositifs et de ressources créatifs divers.
Les transcréations inclues dans ce livre ont été écrites par des membres de l'Outranspo, un groupe d'écrivain·es, de traducteurs et traductrices, de chercheurs et de chercheuses dédié à la traduction créative et expérimentale, et dont Ruiz est l'un des membres fondateurs.
Ci-dessous sont insérées les références des transcréations, faisant mention du nom de l'auteur/autrice de chacune, et de l'œuvre qui en est à l'origine :
[1] Magdalena Cámpora
sur La respuesta de las cosas, de Paola Sferco.
[2] Rachel Galvin
sur P. for Possible, de Daniel Bozhkov.
[3] Pablo Martín Ruiz
sur The Living Room, de Roderick Hietbrink.
[4] Chris Clarke
sur Hidden Sun, de Žilvinas Landzbergas.
[5] Rachel Galvin
sur Ex Situ, de Sebastián Castagna.
[6] Jean-Jacques Poucel
sur You Can’t Imagine Nothing, de Ben Rivers.
[7] Camille Bloomfield
sur Content, de Katrín Sigurdadóttir.
[8] Chris Clarke
sur la obra sin título de Elba Bairon.
[9] Rachel Galvin
sur La respuesta de las cosas, de Paola Sferco.
[10] Rachel Galvin
sur P. for Possible, de Daniel Bozhkov.
[11] Rachel Galvin
sur la obra sin título de Elba Bairon.
[12] Camille Bloomfield
sur Content, de Katrín Sigurdadóttir.
[13] Jean-Jacques Poucel
sur You Can’t Imagine Nothing, de Ben Rivers.
[14] Irène Gayraud
sur Ex Situ, de Sebastián Castagna.
[15] Magdalena Cámpora
sur Hidden Sun, de Žilvinas Landzbergas.
Exceptées la première et la troisième, les transcréations ont été écrites en anglais. La traduction en espagnol a été faite par Pablo M. Ruiz. Pour la traduction du texte en français, Bérangère Pétrault s'est référée aux transcréations originales.
La séquence à partir de l'épigraphe de Clarice Lispector a été réalisée par Pablo M. Ruiz et traduite par Bérangère Pétrault.
Image de bannière :
Détail de Nota al pie [Note de bas de page, n.d.t]*
Une œuvre de Claudia Fontes réalisée pour El pájaro lento.
Nouvelle policière et décorations en porcelaine brisées en 5500 morceaux par des oiseaux, couverts de toile de coton cousue main. 2018.
*Nota al pie peut être considérée comme une transcréation du Mystère de chambre close, ainsi que comme le texte curatorial de El pájaro lento.
UN TEXTE DE
TRADUCTION DE
On pèse les choses en kilos et en grammes, mais ce sont les pactes et le passé qui les rendent immobiles.
Il faudrait modifier les gestes : ne plus pousser à partir de la taille, mais plutôt lever une jambe puis l'autre, comme lorsqu'on traverse une clôture de barbelés.
Cet endroit de l'autre côté est difficile à imaginer, c'est à peine une ombre.
Mais nous savons qu'il existe, nous le cherchons. [1]
Une baleine nage dans une rigole.
Une personne se traîne le long d'un banc de sable.
Une phrase cherche sa place dans un texte écrit dans une autre langue.
Un sentiment, né de la rencontre de deux inconnus, s'enroule autour des racines d'un caroubier.
Quelqu'un arrive à une réunion de famille où se trouvent ses frères et sœurs, ses parents, ses cousins, oncles et tantes, dont il
était proche, et ne reconnaît personne. [3]
est-ce une chanson ou un code
que tu dois déchiffrer ?
(y a-t-il une différence?)
est-ce un souvenir que tu as oublié que tu avais
ou un rêve perdu
dont l'intensité revient
j'ai écrit une lettre
à moi-même
je devais comprend
pourquoi je
comment je
il s'est avéré que
Comment vais-je savoir la juste place des choses ?
Comment puis-je distinguer ce qui
est naturel ?
Quelle est la
Tes touches sont prêtes à frapper le ruban
tu voudrais qu'il conserve tes empreintes digitales
mais pourrais-tu vraiment le
marquer ?
L'oiseau qui va naître
de cet œuf
ressemble à une cigale qui compte
les secondes avec les vibrations de ses côtes
L'oiseau qui va naître de cet œuf
chante un air de carillons et d'encre
Peut-être voudras-tu l'avoir fait
Mais le faisant, tu éprouveras de l'impatience
Peut-être voudras-tu l'avoir vu
Mais le voyant, tu penseras à autre chose
(les cheveux de cette femme, la facture de téléphone,