
La Liebre Dorada est un projet éditorial associatif qui se déplace constamment entre la Bretagne, la France et l’Argentine (et bientôt en Amérique Latine). Nous éditons des mini-livres collaboratifs de nouvelles, de contes, de poésie et de dessins en trois langues : le français, le breton et l’espagnol. Elle a été pensée entre La Plata et Rennes en 2018. Depuis, 5 micro-livres de nouvelles d’auteur·rices argentin·es traduites en français et en breton – Valentina Sandoval, Gabriela Cabezón Cámara, Ariana Harwicz, Fernanda García Lao, Germán Beloso – qui ont donné lieu à une prolifération d’autres textes réunis dans des fanzines. En ce moment, un recueil de poèmes de poétesses chiliennes, mapuches et argentines – Florencia Rúa, Victoria Paz Ramírez et Daniela Catrileo – écrits au cœur de l’état d’urgence au Chili est en préparation ; et une série de dystopies virales de l’écrivain Carlos Ríos sur le covid-19.
UN TEXTE DE

« La liebre dorada » est la nouvelle qui ouvre le recueil La furia de l’auteure argentine Silvina Ocampo. Un.e lièvre poursuivie puis encerclée par ses ennemis – un groupe de chiens – parvient à les duper en jouant l’immobilité, le mimétisme, la duplicité, et à se dérober dans un geste de fugue poétique. La Liebre est subversive et discrète ; elle met en pratique une résistance poétique et respire une rébellion joyeuse et maligne. Elle est mutante, liminale, dissidente, trans, mais surtout… insaisissable. Sauvage – non domestique –, elle trace sans arrêt des lignes de fuite, se dérobe et déborde à chaque instant. La vitesse transformatrice de La Liebre entraîne dans sa course toutes les lettres de son signifiant pour le déborder et en créer de nouveaux : la lièvre devient libre devient livre devient lèvre. C’est dans ces lignes de fuite que se trace notre ligne éditoriale.
Pour La Liebre, le texte n’est pas une œuvre close mais donne lieu à des versions (linguistiques et créatives), des inspirations (plastiques, textuelles, sonores) et des voix qui le métamorphosent allègrement. Le livre est un objet nomade : minuscule, il peut voyager et circuler facilement ; multicolore, il peut donner lieu à des collections panachées et des échanges.

La Liebre est née d’une recherche et d’un désir de trouver une forme, un dispositif, un point d’articulation qui soit à la fois une ligne de fuite entre la Bretagne et l’Argentine, entre les langues, les écritures, les textualités, les façons d’être en relation et les personnes. La Liebre c’est cet hybride qui fait de l’entre-deux son terrain de création. Un texte écrit en espagnol peut se transformer en un texte breton qui peut se transformer en un dessin et un·e lecteur·rice peut devenir l’auteur·rice d’un texte qui se convertit en archive d’un livre à venir. La Liebre vise à désordonner et déclassifier, les espaces, les langues et les statuts dans un mélange où se confondent les auteur·rices, les lecteur·rices, les professionnel·les, les amateur·rices, les enfants, les adultes, les langues officielles, les langues minoritaires. C’est là que se situe le geste éditorial : dans cet équilibre entre l’articulation et la fugue, dans la matérialisation d’un devenir livre qui accepte tous les débordements possibles et dans l’idée que chaque livre génère toujours plus de livres.

Chaque publication se transforme en un évènement où le livre publié se déplace hors-de-soi donnant lieu à un moment de création collective in situ avec l’élaboration d’un fanzine. On organise une bouquinerie[1] – une sorte de carnaval ou orgie créative dans un bar – où le texte publié sort du livre et est lu à voix haute dans plusieurs langues renouant avec les traditions orales via lesquelles un conte peut se passer et se métamorphoser en mille versions. Le plurilinguisme ouvre plusieurs expériences possibles : on peut saisir le sens d’un texte, et si on ne comprend pas la langue, on peut se laisser aller à la musicalité, le rythme, les sons, l’étrangeté, l’incompréhension pouvant ouvrir des espaces d’imagination et de projections.
Comme dans les festivals, il y a un IN (le livre publié) et un OFF (le fanzine sauvage). L’idée de ces bouquineries c’est de générer un fanzine OFF à partir du IN. On le fête et on lui fait « carnis levare » : on le sort de sa reliure, on le libère de la forme-livre pour que le texte soit approprié ou exproprié par la communauté des lièvres inspirées. Le bar se transforme en atelier sauvage d’écriture et création pendant qu’on boit un coup, qu’on discute, qu’on danse entre inconnu·es et ami·es. Les gens s’assoient un moment devant la machine à écrire. Le bruit des touches se mélange avec la musique et avec celles et ceux qui déjà récitent leurs textes. Certain·es dessinent ou font des collages. Une personne vient prendre du papier et un crayon et s’installe au bar pour écrire ; une autre s’isole à une table ; un·e enfant choisit des couleurs pendant que son ami·e essaie la machine ; un petit groupe se forme pour faire un cadavre exquis ; une personne plus âgée lit un texte pendu au fil où chacun·e accroche et fond sa création parmi les autres. La seule consigne : créer collectivement le fanzine OFF, donner sa version, sa suite, son inspiration personnelle du texte publié (le IN). Le fil de créations défait la forme-livre et la transforme en un ensemble de morceaux accrochés de façon aléatoire, horizontale, mélangée et superposée où s’accumulent – dans les espaces vides – de nouveaux textes, de nouvelles formes. Chaque bouquinerie génère donc un fanzine sauvage créé par la communauté des lièvres présent·es : le livre devient un évènement et la maison d’édition, une entité et un atelier occupé par ses usagers.

Chaque livre devient alors le déclencheur d’archives pour un fanzine à venir. Par exemple, le N°2 – Primavera árabe de Gabriela Cabezón Cámara qui raconte l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi en 2011 comme acte fondateur de la révolte des printemps arabes – a donné lieu à trois bouquineries dans des contextes très différents les uns des autres : l’une s’est passée dans le centre de Rennes dans un salon-festival sur l’Amérique Latine en Révolte juste au moment du début du mouvement des gilets jaunes ; l’autre s’est organisée au bar Babazula dans un quartier périphérique entre les tours, dans le contexte des manifestations en Algérie contre la réélection de Bouteflika ; la troisième s’est célébrée à l’Espace-Malisia à La Plata quelques jours après la victoire du Frente para todos aux élections primaires qui a fissuré le pouvoir du président néolibéral Macri. Le livre IN n°2 s’accompagne donc de 3 fanzines OFF très différents les uns des autres qui expriment des projections singulières et collectives, intimes et politiques, dans plusieurs langues, à partir du texte de Gabriela Cabezón Cámara.

En définitive, le désir le plus grand de La Liebre Dorada est celui-ci : être un déclencheur d’acte, d’évènements, de désirs et générer des espaces où chaque livre puisse s’incarner dans un lieu singulier, dans un contexte singulier, dans une communauté de personnes à un moment donné. Le livre n’est plus un objet rangé dans une bibliothèque mais un acte qui célèbre une prolifération de relations.
Les livres:
#0 Ver Clausi + renacentista_, 2018.
#1 Valentina Sandoval, Jardín de invierno, 2018 + Bouvard.
#2 Gabriela Cabezón Cámara, Primavera árabe, 2018 + Citlali.
#3 Ariana Harwicz, Un cerdo, 2019 + Chloé Hauser.
#4 Fernanda García Lao, Claúsula 19, 2019 + Maïté Rouault.
#5 Germán Beloso, Fronteras, 2020 + Fanny Legrand.
#6 Daniela Catrileo, Victoria Paz Ramírez Victoria, Florencia Rúa, Poemas desde el estado de sitio (Chile, 2019-2020), 2020 + Hélène Leroy (à paraître).
#7 Carlos Ríos, Pandémono. Distopías virales, 2020 + Ismael Hadour (à paraître).
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[1] Bouquiner signifie aussi « copuler » (pour un·e lièvre).
