
[SANS TITRE]
LUCÍA DORIN
Je porte en moi un agneau
douce laine grise
Parfois il est trempé
s'étend, empeste
Sa voix est une pâture sur ma langue,
je ne la comprends jamais
Que vienne saint-ex, qu'il le cache dans un coffre
Tu es ce coffre et moi ta voix
Les lèvres du coffre résonnent
je touche ma bouche pour savoir dans quelle langue
je m'exprime depuis lors
L'agneau se pelotonne
Et je crois que je suis
J'ai quatre ans et parcours les rues du quartier gothique
les putes attendent devant chez nous et en face les saints de plâtre s'affolent/
je ne dis pas comme j'ai peur et craque des allumettes comme dans un conte d'andersen/
Nous rejoignons la ville lumière par le train de nuit
je clignote à chaque angle dans les feux tricolores
Il n’y a plus de temps pour les doutes
attendez-moi, que je suive chaque étape : ordre progrès immigration
J'apprends à écrire sur des lignes indélébiles
Mon vélo jaune serpente par le Bois de Boulogne
il neige et ma sœur me donne la main
Dans une autre langue je crois que je suis
Mes parents se répartissent en aïeux, amants et amis
Ils sont tous mon foyer, dit l'agneau
à présent qu'il est de retour sur sa terre et paît
Tu es ce coffre et moi ta voix
Je lui donne corps : pieds et os ruminants
Et fièvre après fièvre je ne me traîne toujours pas
je marche seule
en marge, quelque chose de femme
À présent je sais tresser peut-être même broder
Et je crois que je suis
Le ciel de Buenos Aires est plus haut
la librairie familiale semble être mon véritable foyer
la rue Corrientes, une ligne d'encre parmi les lettres empilées
La machine à écrire grince
à mesure qu'elle s'éteint
Murmures de femmes :
le fleuve n'existe que sur papier
Je le froisse, il miaule comme le tigre
L'agneau pleure
Tu es ce coffre et moi ta voix
Je baigne ses pieds blessés
Sans douleur
Je tisse une couverture grise en laine de mouton
j’en couvre le corps sonore
La chaleur le fait grandir
J'entends fuir l'agneau
Et je crois que je suis
Traduction de A.G. Anne.

Lucía Dorin (Buenos Aires, 1975) a grandi entre la France et l'Argentine. Elle est enseignante à l'université (Universidad de Buenos Aires, UNA y Lenguas Vivas) et titulaire d'une maîtrise en Sciences du langage et en Création littéraire, traductrice du français et professeure de yoga. Elle a été libraire, a étudié la littérature et publié un recueil de poèmes, Almitas en Salmuera (Petites âmes en saumure) (éd. Leviatán, 2007). Elle a traduit des auteurs tels qu’Alain Finkielkraut, Antoine de Saint-Exupéry, Guillaume Apollinaire et Franck Venaille. Son deuxième livre est intitulé Umbría. Elle réside dans le quartier de Chacarita (Buenos Aires). Elle rencontre souvent dans la rue des personnes qu'elle connaît.

A.G. ANNE a trop partagé sa vie entre la Chine et la France, s’est trop investie dans la langue, le wushu et la boxe pieds poings, a trop considéré les aéroports ou tout autre port comme des carrefours à l’architecture libre, s’est trompée, est partie à nouveau. A rencontré des gens qui ont fait dévier sa route. Considère surement que photographier c’est laisser des traces en embuscade, qu’écrire c’est être assise au banc des accusés, là pour expier des fautes poétiques. Les autres n’ont rien remarqué, la laissent se réinventer. www.agannprod.com.
